
Chercheuse en devenir, écrivaine à mi-temps et passionnée par l'art et la culture. Spécialiste des dynamiques plurilingues, Camila Palomo milite pour la reconnaissance des femmes dans l'art et pour une culture plus accessible à tous.tes, et défend aussi la place du folklore et de l’artisanat comme des formes d’art à part entière. Grande amatrice de cinéma, elle aime les univers fantastiques et adore la musique celtique.
Note d'intention
L’art, dans toutes ses formes, est bien plus qu’un simple objet de consommation. Il est un moyen d’expression identitaire, une mémoire collective. Pourtant, dans un monde où le marché pose trop souvent les règles, les artistes ont du mal à faire reconnaître leur travail à sa juste valeur. J’ai pu voir de près, dans mon travail, les obstacles qu’iels rencontrent aujourd’hui sur les plateformes de vente : abonnements hors de prix, commissions absurdes, une expérience vidée de tout contact humain et une logique marchande qui semble bien éloignée des réalités de la création.
Pourquoi Atfu = espoir ?
Une appli gratuite, simple et pensée par des artistes pour des artistes. Un espace où l’on peut vendre, échanger, se connecter sans intermédiaire, et sans frais cachés. Ce projet a une âme, une étincelle d’humanité et d’espoir qui me parle, et c’est avec beaucoup d’enthousiasme que je me lance dans cette aventure éditoriale.
Chaque semaine, je partirai à la rencontre d’une question, d’un débat, d’une problématique qui anime le monde artistique aujourd’hui : quelles alternatives économiques pour les artistes qui ont du mal à vendre leur travail ? L’anonymat dans l’art change-t-il notre regard sur une œuvre ? Comment fixer le prix d’une création et comment cela varie-t-il selon les époques et les cultures ? Comment fonctionne la “découverte” d’artistes et pourquoi est-elle souvent si compliquée ? Autant de sujets qui nous concernent tous.tes, artistes, amateur.rices d’art ou simples curieux.ses.
À travers ce blog, mon but est d’ouvrir des discussions, de proposer des pistes de réflexion et de donner la parole à celles et ceux qui, bien trop souvent, restent invisibles dans un marché de l’art presque impossible à naviguer.
Je défends principalement l’idée que l’art ne devrait pas être une question de privilège, mais bien une aventure collective, vivante et accessible à tous.tes.
Camila P.
04.04.25
Point de vue : Laia Abril - On mass hysteria
une histoire de la misogynie
Avec une amie, on discutait récemment de la colère et de comment on fait pour l’exprimer dans nos vies. En tant que femmes, plusieurs d’entre nous avons du mal à exprimer la colère de manière saine et ouverte.
“Quand je suis énervée, je pleure.”
“Perso, je ne m’énerve presque jamais, mais ça m’arrive d’avoir mal au ventre pendant des jours si je n’en parle pas.”
En fait, la colère n’est pas une émotion nouvelle pour nous. Mais, au cours de l’histoire, les femmes ont été punies pour leur colère, et conditionnées à la refouler autant que possible.
Nous sommes allées voir l'exposition On Mass Hysteria / Une histoire de ma misogynie de Laia Abril au BAL, et j'en suis sortie avec un avis partagé. C'est une exposition qui frappe très fort, qui documente avec une rigueur impressionnante comment, depuis des siècles, la douleur et la colère des femmes ont été ignorées, minimisées, voire tournées en ridicule.
Ce que Laia Abril met en évidence, c'est à quel point la notion de "folie" ou “hystérie” féminine a servi d'outil pour minimiser et disqualifier la souffrance des femmes. Que ce soit en médecine, dans les droits fondamentaux ou dans la sphère domestique, l'histoire (et l’actualité) est remplie d'exemples où la douleur et les plaintes des femmes sont perçues comme des crises hystériques plutôt que comme des revendications légitimes. Et aujourd'hui encore, on porte tous.tes cet héritage : on apprend à taire notre colère, à douter de notre propre douleur, et parfois même à douter de celle des autres.
L'art, comme la protestation, devient alors un espace de libération. C'est un endroit où l'on peut enfin exprimer cette colère qui nous a été refusée pendant des siècles.

Laia Abril, ANGER, Mind Series (Case 2, Cambodia, On Mass Hysteria), 2023, Courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris © Laia Abril
L'exposition se divise en deux parties. Au sous-sol, une salle où des dossiers numérotés sont accrochés aux murs : chacun relate un cas de mass hysteria, accompagné de recherches, de documents médicaux, d'articles de journal. Ce sont des dossiers que l'on peut lire en parcourant la salle, et certains font jusqu'à 50 pages. Au centre de la pièce, des installations multimédias nous plongent dans trois cas précis : un au Mexique, un au Cambodge, un aux États-Unis. Des images, du son, des fragments de témoignages. En haut, une autre ambiance : une vidéo montre des manifestations féministes à travers le monde, des foules en colère, des revendications criées et chantées, et parfois des affrontements. Les scènes de protestation sont mises en parallèle avec les cas de "mass hysteria" étudiés en bas. Ici, la jonction entre oppression et révolte devient évidente.
J’admire énormément le travail de recherche derrière cette exposition. On sent l'immense effort, certainement très difficile tant du côté académique que du côté émotionnel qui a été fait pour déterrer ces histoires, les contextualiser, les analyser. Mais c'est aussi là que j'ai éprouvé une frustration. L'exposition repose beaucoup, peut-être trop, sur l'information brute. Le nombre de textes à lire est considérable, et l'expérience devient presque une immersion dans un projet de recherche plus qu'une exposition artistique.
J'aurais aimé que la frontière entre art et recherche soit moins claire, que l'expérience sensorielle soit plus forte, que l'émotion ne passe pas seulement par la lecture et l'analyse mais aussi par des interprétations artistiques plus présentes. Il y a quelque chose de trop dense, de trop didactique, qui empêche à mon sens de ressentir pleinement l'ampleur de ce que cette "hystérie collective" signifie vraiment pour l’autrice.
Est-ce que le format choisi permet d'en ressentir toute la puissance ? Je n’en suis pas sûre.
Peut-être que ce qu'il manquait, c'était justement cet espace où l'art, l'émotion et la colère se rencontrent pleinement.
À voir jusqu’au 17 Mai à l’Espace Le Bal.
17.03.25
Art et langage : comment rendre l’art plus accessible à travers le langage ?
L’Artspeak et le snobisme de l’art contemporain
Pourquoi le langage que l’on utilise pour parler de l’art contemporain est-il parfois si opaque ? Que ce soit dans les catalogues d’exposition, les déclarations d’artistes ou les critiques, il arrive parfois qu’un texte censé expliquer une œuvre la rende en réalité plus incompréhensible et inaccessible.
Parfois, on se retrouve devant une œuvre d’art dont on aimerait connaître le but, le parcours artistique, et on se retrouve finalement un peu déçu.e, parfois de soi même, car on n’a rien compris. En parlant avec mes ami.es non artistes, il m’arrive souvent d’entendre “ah non, l’art contemporain j’aime pas du tout” et plus je me plonge dans cette discussion, plus je me rends compte que, souvent, l’art contemporain peut repousser un public de curieux et curieuses de l’art pour une raison très simple : le langage.
Le descriptif d’une œuvre est censé la rendre accessible à toute personne externe à l’œuvre et à l’univers artistique de son auteur.ice. Si l’on a besoin d’avoir un tas de références et de connaissances d’histoire de l’art pour comprendre une pièce, je trouve qu’il y a un problème. C’est de l’art un peu snob, finalement, car il n’est censé toucher qu’un public qui s’y connaît déjà pas mal.
Peut-on parler d’art contemporain avec sérieux sans tomber dans cette complexité inutile ?
L’IAE : un langage artistique mondial
L’International Art English (IAE) ou son équivalent français "Franglais de l'art" ou "langage institutionnel de l'art" est une version spécialisée de la langue, utilisée pour parler d’art à l’échelle mondiale. Inspirée par des penseurs comme Michel Foucault et Jacques Derrida, elle est apparue au 20ᵉ siècle dans les milieux académiques et institutionnels, avant de s’infiltrer peu à peu dans les galeries et les musées.
Cette manière de parler de l’art se caractérise par un ton académique, des références philosophiques et des concepts souvent abstraits. Son rôle est de structurer le discours artistique et proposer un langage commun à un milieu de plus en plus international et mondialisé.
Mais il pose un problème : à force d’être trop codifié, il devient un outil d’exclusion plus qu’un moyen de communication.

Maurer, Dóra: Reversible and Interchangeable Phases of Motion No. 4 (1972/1997)Impression en acrylique et gélatine argentique montée sur carton à fibres
L’ArtSpeak : précision ou prétention ?
Dans son livre Artspeak, Robert Atkins voulait répertorier et définir le vocabulaire du monde de l’art. Son objectif était, en fait, de rendre ce langage plus accessible. Cependant, il a pris progressivement une connotation négative, désignant aujourd’hui un discours inutilement compliqué.
Aujourd’hui, ce langage ne sert parfois qu’à masquer une absence de contenu et de véritable profondeur, ou à renforcer une sorte d’exclusivité intellectuelle.
Un texte d’Artspeak se distingue par :
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Un style pompeux et prétentieux
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Des formules qui semblent interchangeables d’un texte à l’autre (un peu comme du chatGPT artistique)
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Un rapport assez vague à l’œuvre décrite
Un exemple d’Artspeak :
« L’artiste déconstruit les récits néo-capitalistes à travers un pastiche d’éléments pré-modernes. »
Derrière cette phrase, que comprend-on vraiment de l’œuvre ? Quel public vise-ton rééllement en décrivant une oeuvre avec autant de complexité ?
Comment éviter l’Artspeak ?
S’exprimer clairement sur l’art ne veut pas dire qu’il faut tout simplifier ni arrêter de parler de concepts théoriques clés. Il s’agit plutôt de rendre les idées accessibles, précises et intéressantes pour un public varié, en dehors de l’élite artistique.
Pour parler d’art sans perdre son public, je pense qu’il faut d’abord savoir à qui l’on s’adresse. Un.e expert.e, un.e collectionneur.se ou une personne simplement curieuse n’auront pas les mêmes attentes, donc mieux vaut adapter son langage. Des mots simples et précis sont souvent plus efficaces que des phrases trop chargées. Et si un terme technique est indispensable, on peut le définir clairement pour éviter toute confusion.
L’essentiel, il me semble, c’est de rester centré.e sur l’œuvre elle-même. Plutôt que de s’enfermer dans la théorie, mieux vaut décrire ce que l’on voit : les couleurs, les formes, les matières, l’émotion qu’elle dégage, le but. Raconter l’histoire derrière l’œuvre ou donner un peu de contexte sur l’artiste et son époque permet aussi de la rendre plus parlante. Avec des descriptions concrètes et des repères clairs, on aide le public à mieux comprendre sans avoir besoin d’un dictionnaire sous la main.
L’art est un langage en soi. Il serait dommage que les mots qui l’entourent le rendent hermétique.

Ingmar Bergman (1978)
Sources et articles connexes :
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Atkins, Robert, Artspeak : a guide to contemporary ideas, movements, and buzzwords, 1945 to the present
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Maurer, Dóra: Reversible and Interchangeable Phases of Motion No. 4 (1972/1997)
11.03.25
Les femmes dans l'art et la culture : censure, anonymat et reconnaissance
Le pouvoir d’un nom
Au cours de l’histoire, les pionnières du monde artistique et culturel ont souvent été soumises à la censure et à l’anonymat. Aujourd’hui, après des années de lutte, bénéficient-elles enfin de la reconnaissance qu’elles méritent ?
À l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, il me paraît essentiel de rappeler que l’accès à l’art et à la culture a été historiquement refusé aux femmes. Longtemps exclues de l’éducation et reléguées aux rôles traditionnels ou domestiques, celles qui parvenaient à créer de l’art se voyaient souvent obligées de publier sous un pseudonyme.
"I would venture to guess that Anon, who wrote so many poems without signing them, was often a woman.”
(« Anonyme, je veux dire, était très souvent une femme. ») – Virginia Woolf
Quelques noms
Malgré les difficultés imposées par la société de leur époque et leur pays, plusieurs femmes, dont une grande partie des noms restent oubliés par la mémoire collective, sont parvenues à marquer l'histoire artistique et culturelle. On connaît quelques exemples :
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Frida Kahlo (1907-1954), peintre mexicaine, a défié les normes de genre à travers ses autoportraits. Son œuvre aborde des thèmes comme la maternité, la sexualité et l’avortement, faisant d'elle une icône féministe.
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Virginia Woolf (1882-1941), pionnière du féminisme, a réfléchi sur la condition des femmes dans l'art et la culture, notamment dans Une chambre à soi et Orlando. Dans Une chambre à soi, elle soulignait déjà la difficulté pour les femmes d’exister en tant qu’artistes.
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Kathryn Bigelow (1951-), réalisatrice et productrice américaine, a été la première femme à remporter un Oscar pour la “meilleure réalisation”, brisant les stéréotypes d'un secteur dominé par les hommes.
Mais où en sommes-nous aujourd’hui ?
Malgré de faibles progrès (qui semblent plutôt faire un pas en arrière ces derniers temps), l'art et la culture restent marqués par de fortes inégalités de genre. Certes, on entend de plus en plus de noms de femmes dans les foires d’art et dans les galeries, mais ce semblant de parité cache une réalité très laide : les œuvres d’art créées par des hommes valent beaucoup plus que celles des femmes.
N’oublions pas les faits : une étude récente d'Art Basel et UBS a démontré que les artistes femmes n'ont représenté que 2 % du marché mondial des enchères d'art ces dernières années. (L'œuvre la plus chère d'un artiste masculin, Salvator Mundi de Léonard de Vinci, avec un prix de 450 millions de dollars, valait dix fois le record de Georgia O'Keeffe pour son Jimson Weed).
Pourquoi est-il si important d’en parler, et pourquoi ce sujet nous concerne-t-il tous.te.s ?
À travers les médias, la littérature, la musique et l’art, le secteur culturel détient un pouvoir immense : il peut soit perpétuer les inégalités de genre, soit devenir un moyen de transformation radicale. En mettant en avant des représentations riches et variées des identités de genre, et en appréciant l’art des femmes à une valeur au moins égale à celle de leurs homologues masculins, on peut déconstruire activement les normes sexistes et combattre les inégalités systémiques. Il ne s’agit pas seulement d’inclure, mais de revendiquer et de promouvoir une vision du monde où les femmes et les identités de genre marginalisées occupent pleinement l’espace et la valeur qui leur appartiennent.
Ne restons pas anonymes
Un nom peut sembler anodin, mais il a beaucoup de pouvoir. Pour transformer cette dynamique d’inégalité qui domine, et pour arriver à la reconnaissance véritable des femmes dans le monde de l’art, il nous appartient, à toutes et à tous, de réimaginer et d’exiger notre propre place dans l’art. Dans ce sens, il me paraît impératif de ne pas laisser les noms des femmes artistes s’effacer dans l’oubli, mais de les souligner, de les crier haut et fort, de les graver dans la mémoire collective, jusqu’à ce qu’ils résonnent avec autant de force que ceux de leurs homologues masculins. L’art n’a jamais été neutre : ne le soyons pas non plus. Ce n’est qu’en reconnaissant le travail et le nom de leurs créatrices qu’il sera possible de progresser vers une véritable équité dans l’art.
Source des chiffres :